La ballade de Harpsichore

Dans les cavernes de l’Insecte
Où nul n’a jamais songé
Je franchirai la porte obséolienne
Et je dirai à la peur qui bouge :
N’entends-tu pas monter la clameur
Des hommes grands, beaux et forts
De la cité de Kamarakol


Fougueux et contestataire. Plus j’examinais cet esprit, plus je me disais qu’il convenait exactement à mes desseins. Il était temps de passer à l’action après des années de repos forcé dans le champ obséolien.L’assaut fut bref et intense. Ma victime étant en accord avec ma vision des choses, j’ai pu m’insinuer profondément dans son esprit avant de me heurter à quelque résistance que j’ai écrasée facilement.
Mon hôte s’appelait Morgandilas, voyageur curieux et aguerri s’ennuyant chez ces vieux croûtons de Kamaracol.Sa mémoire m’apprit que la situation à Kamaracol était on ne peut plus propice à mes plans. Le décès des deux sénilateurs Geriatrix et Grabater et le concours visant à les remplacer m’ouvraient les portes des plus hautes instances. Je comptais bien devenir à mon tour sénilateur pour pouvoir intriguer et provoquer la perte de la cité. Ils le méritaient bien ! Durant ma vie charnelle, je n’ai cessé de m’instruire et de m’entraîner en vue de devenir vénérable, mais la loi stupide de la cité m’ôtait tout espoir tant que je n’avais pas de pierre obséolienne, garante du statut d’Homme et seule voie possible vers le Sénilat. Cette pierre, je l’avais acquise lors d’une de mes précédentes possessions mais aucun poste de sénilateur n’était alors à pourvoir.
Aujourd’hui, j’allais pouvoir accomplir ma vengeance ! Mais je restais lucide : surpasser les différents candidats serait une rude tâche.
Je décidai alors d’aider un peu la chance.Tout d’abord j’allai m’assurer du soutien des compagnons de Morgandilas. Dans ce but, je confisquai les objets magiques de l’arrogant Logart pour faire pression sur lui et baratinai le prétendu prince Lothar pour le convaincre de m’aider.
Ma première tâche fut de neutraliser le candidat Grabataire Jr. Une petite incursion nocturne dans sa demeure avec Lothar en couverture me permit de lui faire ingurgiter l’une des potions du bon docteur Logart qui allait le rendre assez malade pour qu’il doive abandonner toute prétention au poste de sénilateur. Il fallut cependant enfoncer une porte, ce qui ameuta la garde, mais Lothar parvint à les retarder en tirant quelques flèches. Le lendemain, Grabataire Jr était hors d’état de concourir et ses médecins personnels achevaient mon œuvre en saignant abondamment ce gros porc.
Entre-temps, mes absences répétées devenaient suspectes. Ce fouille merde de Logart commençait à avoir des soupçons et je dus prendre mes distances pour m’installer dans les ruines près du champ obséolien. D’autre part, la garde de la cité a, comme il se doit, commencé à chercher un coupable pour l’assaut chez Grabataire parmi les étrangers. Et cet imbécile de Lothar n’a même pas songé à cacher son arc ni à regarnir son carquois. Aussi fut-il rapidement arrêté et, après comparaisons avec les flèches retrouvées sur les lieux du crime, condamné au piquet (avec le corps enduit d’eau sucrée pour attirer les mouches et lui assurer une mort subtile).
Au moins mon coup éclat avait-il eu l’effet escompté : je ne sais si c’était l’effet de la potion de Logart ou celui des médecins qui sont venu le soigner, mais Grabataire Jr était mourant et incapable de concourir.
Pour le deuxième candidat, je décidai d’agir seul et de façon plus radicale. Je filai Geriatrix Jr pendant une journée, attendant le moment propice. Le pleutre ne se séparait jamais de ses deux gardes du corps. Mais c’était bien insuffisant pour m’arrêter. Quand il passa près des bas-quartiers, je lui tendis une embuscade et, sortant d’une sombre ruelle, me ruai sur ma victime, bousculai un des garde, égorgeai Jr et disparaissai dans le labyrinthe de ce quartier sordide sans que personne n’ait pu s’opposer à moi.
Ma mission accomplie, j’allai m’inscrire au concours d’accession au Sénilat.Evidemment, ces incompétents du gynéum n’ont rien trouvé de mieux que de m’arrêter en m’accusant de l’empoisonnement de Grabater et du meurtre de Geriatrix. Ils n’avaient aucune preuve, mis à part quelques vagues témoignages, mais ils cherchaient un coupable et j’étais la cible idéale (évidemment coupable je l’étais, mais tout autre étranger aurait convenu). Lothar ne m’avait pas dénoncé : je pourrais peut-être l’inclure dans la suite de mes plans.
J’invoquai alors le jugement des sénilateurs : une loi désuète et stupide (donc incontournable) accordait l’immunité à tout candidat au poste de sénilateur jusqu’au résultat du concours. Evidemment, les sénilateurs n’allaient pas innover ! Si je gagnais ce concours, je devenais sénilateur et intouchable. Dans le cas contraire, ils m’ont bien fait comprendre que j’allais partager le sort de Lothar. S’ils avaient pu prévoir la suite, ils m’auraient exécuté de leurs propres mains…
Le concours n’était qu’une simple formalité. Sans Grabataire ni Geriatrix, le seul adversaire sérieux était Papi, mais vu son âge, sa mémoire défaillante le défavorisait. En outre deux postes étaient vacants. Grâce à mes connaissances supérieures dans les domaines de l’astrologie, l’alchimie et la botanique, j’emportai la première place. Je fus déclaré sénilateur sous le nom de Morgandilas le vénérable.
Ce traître de Logart s’adressa alors à l’assemblée pour révéler ma possession et exiger à ce titre ma déchéance. Mais il commit l’erreur de faire confiance aux compétences oniriques des sénilateurs pour me confondre, compétences dont ceux-ci sont totalement dépourvus. On m’innocenta et Logart fut condamné au fouet. Ce prétentieux Logart fit alors appel au haut-rêve pour éviter la sentence. Il fut dès lors inculpé de crime de haut-rêve et alla rejoindre Lothar au cachot en attendant son exécution.
Après un discours d’introduction où j’assurai aux sénilateurs que je ne comptais rien faire de nouveau (ce qui les rassurait grandement) je pris le temps d’évaluer la situation pour isoler les différentes factions du conseil afin de les monter les unes contre les autres. J’acquis également ce grand pouvoir qu’est le Râal, réservé aux sénilateurs et permettant de faire tomber en poussières toutes les mouches présentes dans une pièce. Les sénilateurs sont vraiment de vieux chnoques imbus d’eux-mêmes.Mon premier acte politique fut de m’assurer le soutien du gynéum. Je découvris en la personne du Lieutenant Galande une femme ambitieuse et sans scrupules. J’allai m’assurer de ses services.
Le lendemain, comme prévu, Logart s’était évadé usant ostensiblement de haut-rêve. Je sautai sur l’occasion pour accuser la capitaine de la garde Ernandie d’incompétence et la faire remplacer par ma fidèle Galande. J’expliquai alors au sénilat que Logart était un puissant Thanatocien ayant envouté le prince Lothar pour l’aider à assassiner tous les sénilateurs. Je parvins à faire acquitter Lothar dont je comptais encore me servir.
Sur le plan politique, mon plan était de créer un mouvement de contestation au sein même du Sénilat. Pour cela je contactai les ennemis de l’actuel président le Viok et en particulier Klinkanx qui lorgnait depuis des années sur cette charge suprême. Je décidai de mettre en difficulté ce vieux déchet de Viok en volant sa pierre obséolienne ce que l’imbécile n’a même pas remarqué. Klinkanx contesta alors la qualité d’homme du Viok et exigea l’élection immédiate d’un nouveau président, ce qui ne manqua pas de provoquer des débats houleux. Le seul imprévu dans mon plan était la résurrection de Geriatrix Jr, soigné sans doute grâce à Logart et mis au courant de mes plans. Heureusement pour moi le Sénilat n’a jamais été capable de prendre une décision rapide. Ils étaient en train d’envisager le vote d’un blâme à mon encontre lorsque mes fidèles troupes envahirent l’assemblée pour enfermer tous ces vils sénilateurs dans la grande bibliothèque.
Je fis proclamer dans la foulée l’avènement d’un ordre nouveau : dissolution du Sénilat, abolition de tout privilège lié à l’âge et organisation d’élections libres. Dans l’attente, le prince Lothar assurerait l’intérim en tant que régisseur de la cité.
Je comptais bien obtenir le soutien d’une bonne partie de la population, mais tous ne voyaient pas d’un bon œil de tels changements. Un petit tiers de la garde se rebella et se réfugia dans les tours de la porte des garçons. Tant mieux, il ne manquait plus qu’une petite guerre civile pour assouvir ma vengeance.
Je me méfiais de mon nouveau régisseur Lothar et de ses absences répétées. Il m’expliqua qu’il était en liaison avec les insurgés qui avaient enlevé mon épouse Cheveux aux Vents pour faire pression sur moi. Je ne me souciais guère de cette embarrassante femelle, mais je ne pouvais supporter qu’on s’en prenne à mes biens. Aussi pris-je la tête d’une expédition d’une dizaine de gardes pour la récupérer. Mais je n’allais pas me jeter dans la gueule du loup : j’ai envoyé une patrouille de reconnaissance qui est revenue bredouille. Assurément ce bon à rien de Lothar m’avait joué un sale tour. Et le quartier n’était guère sûr avec le bastion des insurgés à proximité. Je décidai d’effectuer un retrait stratégique au gynéum lorsqu’une brusque fatigue envahit mon corps. Mon hôte perdit connaissance et je ne pus qu’observer la scène sans aucune possibilité d’action . Logart m’avait retrouvé et avait usé de sa maudite magie pour me neutraliser. : Mes anciens compagnons de fortune s’étaient ralliés à Ernandie et bientôt mes troupes furent décimées par les rebelles. Logart ne me laissa aucune chance en accomplissant le rituel d’annulation nécessaire pour me renvoyer dans les limbes. C’est à grand regret que je quittai un hôte si confortable. Au moins laisserais-je une trace indélébile chez ces vieux chnoques de Kamaracol.

Mémoires d’outre rêve ou les confessions d’une entité de cauchemar.


Jamais notre belle cité ne connut de période plus troublée. Meurtres, guerre civile et surtout abolition des privilèges du Sénilat. Heureusement, le grand Geriatrix Jr (il n’était pas encore sénilateur mais devait recevoir bientôt cette juste distinction) vint prendre la parole devant l’assemblée des anciens pour les convaincre de l’ignominie du fourbe Morgandilas et les prévenir de ses plans de révolution. Alors que le sénilat s’apprêtait à prendre des décisions énergiques pour contrer Morgandilas le misérable, celui-ci usa de ses derniers appuis pour déclencher le cataclysme. Il osa enfermer tous les sénilateurs dans la grande bibliothèque et proclamer la république. Quel scandale ! Heureusement, nos citoyens ne pouvaient accepter un tel manque de respect et se sont soulevés en masse pour chasser l’infâme Morgandilas. Nul ne peut résister à la force des coutumes. Morgandilas le traître, son valet thanatocien Logart le sanguinaire et son régisseur fantôme Lothar le coquin durent plier bagages et fuir pour échapper à la vindicte populaire. Le sénilat fut rétabli et Geriatrix Jr fut proclamé premier parmi les sénilateurs. Depuis le grand Geriatrix n’a pas cessé d’œuvrer pour le bien de sa cité et je peux vous assurer que rien n’a changé, loué soit son nom.

Traité d’historiographie comparée : pourquoi rien ne doit changer par Kaduc le sage.